Chapitre quatre : Celle qui n'a pas tué

Zelbe est une démone, parce que, oui, les démons existent. Si vous avez suivi jusqu’ici, vous savez qu’ils ont un Plan rien que pour eux. Ce que vous ignorez, c’est que la moitié des Mondes à l’intérieur sont pourris, brûlés, détruits. Non pas que les habitants qui les peuplent trouvent ça mal. D’ailleurs on pourrait dire que c’est l’idée qu’ils se font d’une bonne décoration. Vous ai-je déjà parlé de la magie qui permet entre autres choses de créer des portails entre les Mondes et même entre les Plans ? Eh bien, pour une raison qui entraine le malheur de toutes les autres espèces vivantes, les démons ont la capacité de créer des portails dès leur plus jeune âge. Ce qui leur permet à loisir d’aller semer le malheur et la destruction dans les autres mondes. La seule raison pour laquelle aucun n’est intervenu dans les histoires précédentes, c’est que globalement leur race ne comporte que peu de membres, du moins à l’échelle de tous les univers, ce qui fait que la destruction qu’ils causent passe presque inaperçue pour quiconque se trouve trop éloigné du Monde de la Guerre, qui, rappelons-le, est le Monde central. D’ailleurs, cet endroit est très agréable pour les démons, dans la mesure où il y’a toujours au moins une bataille en cours (d’où le nom de Monde de la Guerre), que c’est souvent là qu’ils se rendent.

C’est donc sur un Monde brisé en deux du Plan des démons que naquit Zelbe sans aucune cérémonie. Le peuple des démons est particulièrement cruel, même avec ses propres membres. Alors imaginez une naissance qui a lieu alors que la mère continue de marcher. Je sais à quel point ça peut paraître étrange, surtout dans la mesure où, pour nous, l’accouchement peut durer plusieurs heures. Ici, la durée totale fut de sept secondes, et, pour être honnête, je ne suis pas sûr que la mère de Zelbe se soit rendue compte que son enfant venait de sortir de son corps. J’ai quelques doutes sur le fonctionnement de la reproduction chez les monstres, mais je doute même qu’elle ait su être enceinte à l’origine. En tout cas, elle ne s’est jamais arrêtée, ni retournée et les deux ne se sont finalement jamais vus. Etrange en effet, mais c’est pourtant bien comme ça que ça se passait dans ce Plan pour le moins cruel. Du moins c’est ce que les scientifiques tendaient à penser, bien qu’en réalité personne n’ait réellement mené de recherches sur le sujet. Les démons étant d’un naturel susceptible, d’aucuns s’entendaient à penser qu’il était dangereux de s’intéresser à leur appareil génital.

Ainsi naquit une enfant qui se retrouva instantanément seule. Sans personne pour lui montrer ce qu’elle devait faire, une rage commença à se former au plus profond de son cœur noir. Ou du moins, c’est ce qui aurait dû se passer, mais ce ne fut pas le cas. Chaque démon nait naturellement avec une haine pour toutes les créatures vivantes, mais ce n’était pas le cas de cette enfant. Car Zelbe était un hybride, né d’une démone et d’un père humain. Pas n’importe quel humain bien sûr, il faut être particulièrement puissant pour qu’un démon puisse s’intéresser suffisamment longtemps pour concevoir un enfant. Cet homme, dont j’ai déjà parlé, se nomme Jack. Et ce fut par la volonté du destin qu’il ne sut jamais avoir eu un enfant. Son histoire viendra plus tard. Mais à cause de lui, Zelbe se rendit vite compte qu’elle détestait tuer. Malheureusement c’était sa fonction, son seul rôle dans la vie. Aucun démon n’avait jamais fait quoique ce soit d’autre, c’était leur entière raison d’être. Il fallut bien qu’elle trouve un compromis avec son propre sens moral (une particularité fort intéressante des démons était le développement d’un sens moral très jeune qu’ils suivaient ensuite toute leur vie). Elle décida de se rendre à l’âge de deux ans sur le Monde de la Guerre. A son grand bonheur, elle découvrit que tuer des soldats, autrement dit des personnes qui étaient eux-mêmes des tueurs, ne la gênait aucunement. Et elle se rendit vite compte qu’elle était très douée pour prendre des vies.

Des jours passèrent qui devinrent des semaines et des mois, et, comme chacun sait, les mois deviennent finalement des années et lorsqu’il en passe plus de dix, on considère que le temps est long. Dans le cas de Zelbe, deux cent treize années, quatre mois, une semaine et un jour passèrent avant qu’un nouvel évènement notable ne vienne marquer son histoire. Au cas où vous vous posiez la question, les démons ne sont pas mortels dans le sens où on l’entend. Pour faire simple, ils ne subissent pas les effets du temps et sont particulièrement difficiles à tuer. Mais ils peuvent quand même mourir, juste pas de manière naturelle. Ce moment particulier dans la vie de notre héroïne, que je dois absolument vous raconter pour que vous puissiez comprendre ce qui la rendra héroïque, prend place trente-quatre ans environ après qu’elle ait rejoint un groupe de ses semblables pour semer le chaos avec plus d’efficacité. J’ignore pourquoi il a fallu tant de temps pour que la rage inhérente des démons les pousse à s’attaquer à autre chose que des soldats, mais finalement, ils décidèrent d’attaquer un village de fermiers se trouvant dans le Plan des Purs.

Se trouvant relativement proche des mondes de la Guerre, le petit hameau était protégé par un certain nombres de soldats, et les fermiers eux-mêmes avaient appris à se battre. Ils pouvaient faire face à des pillards, mais pas à des démons. Leurs forces armées n’eurent même pas le temps de se mettre en position de combat, le feu démoniaque les réduisit en cendres sans même leur laisser le temps de souffrir. Si vous pensiez que le feu des dragons est le plus chaud qui existe, ou si vous n’avez pas d’avis particulier sur la question, sachez que certains démons peuvent cracher des flammes capables de fondre une maison en pierre en quelques secondes. Notre héroïne ne disposait pas de cette capacité, son souffle à elle était plutôt glacial, ce qui arrive parfois. Certains démons n’ont même pas de souffle du tout, d’autres en ont des électriques ou des acides… Et de toute façon, même si Zelbe avait pu brûler ce village, elle ne l’aurait pas fait. C’était trop de cruauté inutile à son goût. Mais, pour ne pas se faire remarquer par ses camarades, elle du bien faire semblant. Ainsi, elle détruisit des murs pour participer à la destruction, elle détruisit des armes et, sans enthousiasme usa de son souffle partout autour d’elle. Au bout d’un moment, le village fut entièrement détruit, à l’exception d’une maison se trouvant à l’écart. Le groupe savait que leurs ravages allaient attirer l’attention de l’armée des Purs. Très vite, un groupe armé de soldats entrainés allait débarquer pour tuer les démons. Et sans nul doute, ils seraient entrainés spécialement pour le combat contre la race démoniaque. Pourtant, ils décidèrent de se rendre dans la petite bâtisse isolée, ne désirant laisser que des ruines derrières eux.

Souhaitant savourer leurs dernières victimes sur ce monde, les démons décidèrent de ne pas brûler la maison trop rapidement. Alors ils firent leur entrée par la porte de devant, et se séparèrent à l’intérieur. Zelbe se retrouva face à un enfant humain qui devait avoir à peine sept ans. Il se trouve que ce petit garçon sera plus tard le père du célèbre guerrier Dragonlips. Mais son histoire n’est pas pour aujourd’hui, car avant de devenir ce qu’il est devenu, il n’était qu’un petit être frêle et chétif effrayé devant un horrible démon venant de débarquer dans la chambre où il dormait habituellement. Ce soir-là, il avait été réveillé par des hurlements horribles provenant du village. Ils avaient stoppé il y a peu, et maintenant ils reprenaient beaucoup plus proches. D’autres pièces de la maison venaient les cris d’agonie de ses parents, mais il pouvait à peine les entendre à travers le bruit des battements de son propre cœur. La bête fit quelques pas dans sa direction, l’observant en silence. Finalement, l’enfant perdit tout courage et ferma les yeux, attendant la fin. Le temps passa, impossible pour lui de dire si c’était quelques secondes ou quelques minutes, mais il finit par les rouvrir et découvrit que le démon était parti. Il était maintenant seul. Ce n’est pas ici que se termine son récit, mais pour l’heure je vais devoir le laisser de côté. Tachez de ne pas l’oublier car il reviendra bientôt.

J’imagine qu’à vos yeux, Zelbe n’a rien fait d’autre que d’épargner un enfant. Et vous avez tout à fait raison. Malheureusement, il se trouve que les démons voient d’un très mauvais œil le fait de ne pas tuer. Je vous l’ai dit, c’est dans leur nature, et bien qu’ils n’aient que très peu de règles, il leur est interdit d’aller à l’encontre de leur nature la plus profonde. Pour son crime, car c’en était un aux yeux de ses semblables, Zelbe fut condamnée à l’exil sur une planète isolée du Plan des Démons dont les propriétés particulières interdisaient l’usage de la magie et donc la création de portails. A leurs yeux, il s’agissait là de la punition ultime. Coincée sur un monde toute seule, autrement dit, avec personne à tuer. Mais pour notre héroïne, c’était parfait, exactement ce qu’elle avait toujours voulu. La paix. A mesure que je continue mes récits des Mondes de la Guerre, vous verrez que son repos, pourtant bien mérité, sera interrompu de la pire des manières. Trop vite, Zelbe sera rappelée par le Destin pour jouer son rôle dans l’histoire finale. Mais ce sera pour un prochain récit.